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« Mon nom est Judith Singer », m'étais-je entraînée à prononcer tandis que je m'appliquais de l'eye-liner. Pas mal, songeai-je en constatant que, pour une fois, mes deux yeux avaient l'air d'appartenir à la même personne. Je n'étais pas mécontente non plus de mon entrée en matière. Une intro simple et directe s'imposait quand on se présentait chez un type dont la femme avait été retrouvée noyée dans sa piscine une semaine plus tôt.
Le problème, c'est que, au moment où je me retrouvai face à Greg Logan, ma gorge se noua –était-ce la nervosité ? Ou les œstrogènes de qualité inférieure que m'infligeait le médecin conseil de ma caisse maladie ? Toujours est-il que ma voix ressemblait à celle de Marlon Brando dans Le Parrain (pas franchement génial quand on se retrouve nez à nez avec le fils d'un truand notoire). Je me raclai la gorge et gratifiai Greg d'un petit sourire penaud. Debout sur le seuil, ce dernier avait les yeux fixés sur quelque chose qui se trouvait derrière moi. Je me retournai.
Rien. Bien qu'il fût huit heures passé, une bande de lumière nacrée illuminait encore le ciel juste au-dessus de l'horizon. Dans la pénombre, les dalles bleu-noir de l'allée privative luisaient comme des flaques d'eau. Pas le moindre éclairage de jardin. Vous me direz, à quoi bon ? Les visiteurs ne devaient pas se bousculer au portillon.
J'attendis qu'il me dise « C'est à quel sujet ? » ou qu'il me rende mon demi-sourire. Mais il resta de marbre. C'est pourquoi je dis bonsoir. Dans le profond silence qui s’ensuivit, j’entendis les réacteurs d'un jet en route pour La Guardia, puis le plop ! Discret d'un arroseur automatique émergeant au-dessus du gazon. Puis plus rien. Pas un oiseau, pas une voiture, pas même le frémissement d'une feuille. On aurait dit que la vie s'était arrêtée. Mon estomac se tordit : casses toi de là et vite ! Mais mon esprit m'exhortait au calme : relaxe. Il n'allait tout de même pas me pointer un flingue sur la tempe.
Pieds nus, vêtu d'une chemise de golf vert olive et d'un pantalon kaki, Greg se tenait dans l'embrasure de la porte verte, sur fond de tapisserie vert céladon. Je voulais qu'il me regarde en face ? Eh bien, voilà qui était fait. L'homme me fixait à présent sans ciller, à moins que lui et moi n'ayons cligné à chaque fois des paupières en même temps.
Je sondai plus avant ses prunelles –hum– gris-bleu dans l’espoir d’y déceler une pointe d'humanité. En vain. Elles ne trahissaient ni intelligence ni apathie, pas la moindre trace de compassion, d'animosité ou de chagrin. Certes, il avait des cils fournis et l'œil légèrement humide qui, chez certains hommes, vous inspire des pensées cochonnes. Cela dit, le silence de Greg semblait démentir qu'il fût un surmené de la braguette. Sans parler de ses cheveux. D'un beau brun foncé et lustré, s'il les avait portés longs ou gominés, ils auraient pu appartenir à un gigolo. Mais Greg Logan les portait taillés si court autour des oreilles et de la nuque qu'il ressemblait davantage à un député puritain en route pour un déjeuner de prière qu'à une gueule d'amour. Personnellement, je ne connais rien de moins érotique qu'un cuir chevelu livide ponctué de taches de vin aperçues à travers des poils ras.
En outre, Greg avait un faciès trop singulier pour être ce qu'il est convenu d’appeler un apollon. Ses yeux en amande, ses pommettes saillantes et son nez légèrement retroussé lui conféraient une joliesse qui m'avait frappée sur la couverture de Newsday. N'eussent été sa barbe naissante et ses sourcils –du genre épais et ondoyants, tels deux invertébrés rampant en travers du front –vu d'ici, à la lueur du lustre, l'ovale délicat de son visage aurait eu quelque chose de féminin.
Mais malgré son drôle de bouille, le mot « efféminé » ne me serait pas venu à l'idée. Car la délicatesse de ses traits était compensée par une carrure de déménageur. Un cou de taureau, un poitrail énorme, des cuisses larges comme des troncs de séquoia. Il avait l'air d'un type qui doit faire deux fois plus d'efforts que son voisin pour transformer la graisse héréditaire en muscle, sans y parvenir tout à fait. Quoique d'une stature imposante, il ne devait pas mesurer plus d'un mètre quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois.
D'inconfortable, notre tête-à-tête devint carrément insoutenable. J'ignore quelles sont les glandes qui sécrètent l'adrénaline, mais elles devaient fonctionner à plein. Une vague de nausée accompagnée de picotements cutanés et d'une bouffée de chaleur s'empara de moi, tandis qu'un flot de transpiration se mit à ruisseler entre mes seins.
Le silence fut brisé par un carillon éolien tintinnabulant de façon assourdissante. La respiration de Greg Logan s'accéléra d'un seul coup, devenant bruyante. Je priai intérieurement : oh, mon Dieu, faites que ce soit une congestion des sinus, un silence passager résultant d'une peur panique de dire des inepties, et non un accès de délire. N'empêche que sa réponse tardait sérieusement à venir. Si je n'avais été paralysée par son regard pénétrant, j'aurais glapi : « Ouuups, désolée, trompée de maison », puis filé dare-dare jusqu'à ma jeep. Comment avais-je pu être assez bête pour ne pas préparer autre chose à dire que « Je m'appelle Judith Singer » ?
Pour finir. Dieu soit loué, Greg prit une profonde inspiration plus calme. Une lueur d'espoir : son absence de réaction était peut-être liée au fait qu'il était sous le choc de recevoir une visite. Après tout, il était le suspect numéro un. Depuis la disparition de Courtney, le soir d'Halloween, m'est avis qu'un nombre limité de voisins étaient venus lui offrir leurs condoléances, ou des biscuits au gingembre faits maison. Les gens qui avaient tiré sa sonnette étaient probablement des indésirables : flics, journalistes, illuminés.
Mais qu'il ait été assassin ou victime, à cet instant précis Greg Logan semblait avoir la tête encore suffisamment froide pour se remémorer la devise des gens de bonne compagnie : convivialité, encore et toujours. C'est pourquoi, une semaine seulement après la découverte macabre, il eut la présence d'esprit de me décocher un sourire mécanique à la blancheur éclatante. Et le temps reprit son cours.
Je poussai un profond soupir de soulagement tout en songeant que le moment était mal choisi pour me demander si les dents de Greg étaient fausses ou blanchies artificiellement. Je relevai les coins de ma bouche et déclarai, joviale :
— Je siège au conseil d'administration de la bibliothèque municipale de Shorehaven.
Ce qui était vrai.
— Oh, dit-il en ouvrant la porte en grand et en se reculant pour me laisser passer.
Il flottait à l'intérieur de la maison une odeur de macaronis au fromage, qu'on avait apparemment jugé bon de masquer avec du spray désodorisant – pas un de ces immondes machins senteur fraise, s'il vous plaît, mais un authentique parfum d'abricot.
Debout dans le vestibule pavé de carreaux de marbre verts et blancs, Greg et moi nous tenions face à face sous le lustre dont chaque ampoule était munie d'un petit abat-jour vert clair rehaussé d'un feston vert sombre dont la forme sinueuse donnait l'impression de voir une chaîne ininterrompue de sourires miniatures.
— Que puis-je faire pour vous ? S’enquit Greg sur un ton exagérément poli.
Il pensait manifestement que j'allais chercher à obtenir une donation. Ou faire quelque absurde déclaration du style : « Votre femme a emprunté Les Mille et Une Manières de sculpter une citrouille en octobre dernier, et ne l'a toujours pas rendu. »
— Navrée de vous tomber dessus comme ça à l'improviste, monsieur Logan. Je sais que votre famille a été frappée par la tragédie – et j'imagine que vous êtes encore très ébranlé.
Je m'attendais à ce qu'il réponde quelque chose du genre :
« Votre sollicitude me touche. » Mais il n'eut aucune réaction. Je parvins malgré tout à dire :
— Pourriez-vous m'accorder quelques minutes ?
Une fois de plus je le regardai droit dans les yeux. Ce qui ne sembla pas le déranger le moins du monde. Désarçonnée par son regard inexpressif, je baissai les yeux, puis me ravisai de crainte qu'il ne s'imagine que je lui reluquais les parties intimes (ce qui n'était pas le cas, d'autant que ces pantalons larges ne laissent absolument rien voir) ou les poils de ses orteils étrangement plaqués comme s'il s'était agi de postiches. Reprenant espoir, je levai à nouveau les yeux. Erreur. Son regard était aussi mort que celui de Courtney.
Je jetai un coup d'œil rapide à une série de gravures botaniques suspendues au mur par des rubans de satin. Greg pensait-il avoir affaire à une dingue ? La petite voix intérieure qui s'était tue se remit à hurler : sors d'ici tout de suite, triple andouille ! C'est lui, le barjo ! Le psychopathe dont les prunelles vides vont jeter des éclairs de jubilation quand il tassera les restes démantibulés de ton cadavre au fond de sa cuve à compost. Puis ce fut au tour de la voix apaisante de la raison de se faire entendre : Judith, tu es déjà suffisamment débile comme ça, n'aggrave pas ton cas, tu veux ?
Greg me toisa brièvement. Je m'étais habillée conformément à l'idée qu'on se fait d'un membre du conseil d'administration de la bibliothèque : jupe bleu marine, pull bleu clair, écharpe de soie bleue agrémentée de motifs de papillons, et juste assez de maquillage pour ne pas avoir l'air d'une déterrée. Il faut croire que mon camaïeu de bleu eut l'air de le rassurer, car Greg me dit d'entrer.
Il me précéda le long d'une vaste galerie qui menait à un luxueux séjour divisé en quatre salons distincts, comme le hall du Ritz-Carlton. Avec ses grands volumes et ses plafonds vertigineux, la maison était le type même de baraques qu'affectionnent les yuppies trop jeunes pour se souvenir du choc pétrolier de 1973. Après avoir allumé une lampe ou deux, il m'invita à m'asseoir sur un long canapé habillé de soie rayée dans les tons vert, crème et jaune. Malheureusement, les coussins étaient si nombreux qu’en dépit de sa grande taille le divan n'offrait guère de place pour autre chose qu'un couple d'anorexiques. Aussi dus-je me résigner à prendre sur mes genoux un gros pouf jaune garni de pompons comme ceux que les strip-teaseuses font tournicoter au bout de leurs seins (un talent que, comme le xylophone, je n'ai hélas jamais possédé), tandis qu'un autre coussin, à franges celui-là, et orné d'un chien jaune brodé au petit point, rivalisait avec ma fesse droite.
— Je suis professeur d'histoire au collège Sainte-Elizabeth. J'ai songé qu'il serait intéressant de recueillir un témoignage oral de…
Greg Logan, qui allait s'asseoir dans le fauteuil à oreilles contigu au canapé, se figea sur place.
— Je comprends que ma venue ici puisse être considérée comme une intrusion, mais j'avais espéré que vous auriez un message important à transmettre à la société, concernant le fonctionnement, ou plutôt le dysfonctionnement, de l'appareil judiciaire.
Il fronça ses gros sourcils noirs d'un air sceptique, mais se décida tout de même à s'asseoir.
— Je ne comprends pas, répondit-il du même ton poli
— ou tout au moins pas impoli.
Je plongeai une main dans les profondeurs de mon sac à bandoulière et en extirpai mon curriculum vitae contenu dans une chemise en plastique transparent –avec, en prime, les restes d'un chewing-gum pétrifié enveloppé dans une vieille liste d'emplettes. Tout en reléguant discrètement la chique poisseuse au fond de mon fourre-tout, je lui tendis mon CV et dis :
— Il me semble que vous avez été victime des indiscrétions de la presse, et de présomptions qui ne reposent sur aucun fait réel.
Contrairement à ce que j'avais espéré –inconsciemment, présomptueusement –, les yeux de Greg ne s'embuèrent pas de gratitude. L'homme réagit comme il l'avait fait lorsqu'il m'avait ouvert la porte avec la réserve polie propre à un titulaire d'une maîtrise de gestion. Ou à un psychopathe bien élevé. Il jeta un coup d'œil à mon CV. Il se mua brusquement en homme d'affaires, tandis que ses yeux parcouraient la feuille à une vitesse impressionnante. Etait-il un de ces chefs d'entreprise qui suivent des cours de lecture rapide parce qu'ils n'ont de temps pour rien ?
Manifestement, oui. En sept seconds chronos, il savait ce que j'avais à lui offrir et n'en voulait pas.
— Tout cela est parfait, professeur Singer.
— Oubliez le professeur, 1'engageai-je, appelez-moi Judith.
Il n'en fit rien.
— Doctorat d'histoire de l'université de New York. Je suis sincèrement impressionné.
Mais il n'était ni sincère ni impressionné. Quant à moi, j'étais horriblement déçue. Il parlait comme un androïde parfaitement programmé.
— Et votre commisération me touche. Mais je vous avoue ne pas comprendre à quoi servirait un tel témoignage, dit-il avec un haussement d'épaules mécanique.
— Cela permettrait d'alerter l'opinion publique sur les épreuves que vous traversez, voire de vous attirer la sympathie de vos concitoyens. Ce qui pourrait déboucher sur un soutien collectif.
J'avais espéré qu'il hocherait la tête, mais il demeurait imperturbable, la nuque raide, les bras scotchés sur les accotoirs de son fauteuil. C'est pourquoi j'enchaînai :
— Il me semble que vous avez été lésé. Vous avez été condamné avant même d'être jugé.
Cette fois, il opina du chef, à peine, juste assez pour m'indiquer qu’il m’écoutait et qu'il essayait de comprendre la véritable raison de ma venue chez lui.
— Je suis ici parce que je suis convaincue que vous n'avez rien à voir dans le meurtre de votre femme.
Au mot « meurtre » sa main droite rejoignit sa main gauche et il se mit à faire tourner lentement l'alliance qu'il portait à l'annulaire. J'avais la bouche si sèche que la langue me collait au palais. Je parvins tout de même à dire d'une voix pâteuse :
— Vous êtes trop intelligent pour avoir commis une bévue aussi énorme.
— Désolé, dit-il avec humeur.
Son visage était enfin devenu expressif. Dédaigneux, pour tout dire. Ses narines se dilatèrent, comme si j'étais venue frapper à sa porte pour lui vendre une babiole à deux sous.
— Je n'ai pas de temps à perdre.
Tandis que sa voix se faisait de plus en plus sonore et méprisante, ses doigts se repliaient pour former deux poings serrés.
— Ne voyez-vous pas que la police s'est polarisée sur vous ? Insistai-je. Et pendant ce temps-là l'assassin court toujours. De plus –je vous en prie, faites-moi confiance
— je suis une chercheuse de premier ordre. Si vous le souhaitez, je peux mener des recherches approfondies, afin de trouver des indices.
Il secouait la tête à présent. Non, non et non. Pire encore, il se levait.
— Mon avocate a déjà engagé un détective privé, laissa-t-il tomber avec mépris.
— S'il vous plaît, juste une minute, plaidai-je en levant vers lui un regard implorant. Quand je parle de recherches, je ne pense pas faire du porte-à-porte en demandant à vos voisins s'ils ont remarqué quelque chose le soir d'Halloween ou s'ils ont dit quoi que ce soit à la police.
Ça, c'est le travail du détective. Mais je peux chercher d'autres pistes, en interrogeant des bases de données, en fouillant dans le passé des gens. De plus, j'ai un peu d'expérience dans le domaine des enquêtes policières et…
Il n'y a rien de plus mortifiant que de se trouver face à un type qui s'imagine avoir affaire à une foldingue. C'est pourquoi je me levai à mon tour. J'étais à deux doigts de l'attraper par le revers de sa chemisette et de hurler : « Je vous en prie, écoutez-moi. Je ne suis pas dingue ! » Ce qui m'eût rendue à peu près aussi crédible que Nixon jurant ses grands dieux qu'il n'était pas un escroc.
Nous fûmes sauvés –de quoi, au juste ? Une autre plage de silence insoutenable ? –par le clomp-couiish, clomp-couiish d'une paire de semelles en caoutchouc. Le bruit se perdit ensuite dans l’épaisseur moelleuse d’un tapis persan. Greg et moi échangeâmes un rapide coup d’œil embarrassé, comme deux complices surpris en train de préparer un mauvais coup.
Une grande femme décharnée traversa le séjour et vint se poster devant Greg. Elle avait la tête de Pauline Carton qui se serait coupé les cheveux en brosse et fait une teinture au henné. Elle portait des Spartiates à semelles compensées en caoutchouc orange, un pantalon et un tee-shirt rosé saumon. Dès qu'elle parut, les mots « vieille même » et « polyester » me vinrent à l'esprit, puis je me rendis compte qu'elle n'était guère plus âgée que moi.
— Monsieur Logan ?
Avait-elle un défaut de prononciation ou un accent écossais à couper au couteau ?
— Oui, Miss MacGowan ?
Ecossaise, manifestement.
Il ne jugea pas utile de faire les présentations.
— Les petits dorment, dit-elle avec un sourire bien veillant mais bref de nurse patentée.
Devais-je en conclure que la fille au pair ne faisait plus partie de la maison ? Qu'est-ce qui l'avait poussée à partir ? L'avait-on renvoyée ? Greg et elle ayant été amants, cherchaient-ils à faire taire les ragots ? Ou avait-elle pris la fuite parce qu'elle avait peur de lui ? Commettais-je une énorme bévue en refusant de croire que Greg Logan pouvait être un fou dangereux ? Je savais, pour avoir regardé abondamment la télé, que les gens les plus dangereux n’étaient pas les maniaques qui roulaient des yeux comme des billes, mais les types affables qu'on avait envie d'inviter à dîner.
— J'avais pensé faire un saut jusqu’ 'au Paradis des Glaces, expliqua la nurse, pour acheter les esquimaux aux fruits sauvages que Morgan ne cesse de réclamer.
— Parfait ! approuva Greg avec vigueur, le regard soudain pétillant, comme si le Greg Logan de tout à l'heure avait subitement fait place à un jumeau extraverti. Excel lente idée ! Merci infiniment.
Miss MacGowan pinça les lèvres, sans doute l’équivalent écossais de « Y a pas de quoi », puis, daignant m'accorder un bref regard, s'éloigna dans un clomp-couiish de claquettes.
Il s'ensuivit quelques secondes de silence dont je profitai pour jeter un regard furtif du côté d'un guéridon sur lequel une pile artistement disposée de livres anciens côtoyait un vase en onyx. Les veinures brunes et vertes de l'agate luisaient à la lueur dorée d'une lampe en porcelaine ornée de dragons. De l'autre côté de la lampe, un cadre en écaille de tortue (prélevée sur le dos de quelque malheureux spécimen de l'époque édouardienne) contenait une photo de Greg et Courtney Logan étroitement enlacés en tenue de tennis. La tête blonde de Courtney, ceinte d'un bandeau élastique, reposait sur la poitrine de son époux dont le teint mat contrastait agréablement avec sa fraîcheur pastel. Ils ne se contentaient pas de sourire à l'objectif, mais riaient carrément : deux êtres faits l'un pour l'autre, comme les pièces d'un puzzle figurant l'image du bonheur conjugal. Dieu, quelle terrible perte c'avait dû être pour lui !
Brusquement, Greg éteignit la lampe et dit :
— Je suis très occupé, madame…
— Je vous en prie, réitérai-je, appelez-moi Judith.
Mais Greg Logan se contenta de secouer la tête.
Non. Et au revoir.
Je passai cette nuit-là à me retourner dans mon lit et à rougir de honte toutes lumières éteintes en songeant à ma visite chez Greg.
Quelle mouche t'a donc piquée d'entreprendre une démarche aussi stupide ? Ne cessai-je de me répéter. Non seulement tu t'es ridiculisée, mais tu semblés oublier que Greg est le fils de Fancy Phil. Ce qui veut dire que papa peut à tout moment dépêcher un de ses nervis pour prendre soin de J. Singer, dont l’adresse, 63 Oaktree Street, figure noir sur blanc dans l'annuaire de Shorehaven. Et même en admettant que ce type soit la crème des hommes, il est évident qu'il te prend pour une cinglée –pour ne pas dire une ratée– de première. Tu peux dire adieu à tes rêves d'enquête.
Je m'efforçai de ne pas écouter les bruits de la maison : le cliquetis du réfrigérateur au rez-de-chaussée, les craquements du parquet. J'avais une sainte horreur de me retrouver seule, la nuit, dans mon lit. Ou dans la vie en général. La solitude ne me pesait pas autant quand je travaillais ou que je sortais avec les gosses ou des amis. Mais les soupirants, tous plus minables les uns que les autres, que j'avais rencontrés ne faisaient que renforcer mon sentiment de solitude jusqu’à le rendre pathétique. Geoff, le postmoderne, n'était même pas un chic type. Il m'avait proposé un voyage dans la région des Grands Lacs en juin. « Naturellement, on partage les frais », s'était-il empressé de préciser. J'avais dit non. L'ayant pratiqué à Long Island, je savais qu'il était inutile d'essayer de jouer les prolongations sur la route de Windermere.
La vérité, c'est que j'étais un être de chair et de sang. Historienne. Mère de famille. Amie. Professeur adepte des C –. Cinéphile. Membre du conseil d'administration de la bibliothèque municipale. Militante de l'Association contre la violence domestique du comté de Nassau. Mais ce que je voulais plus que tout au monde, c'était redevenir une épouse, entendre Bob me murmurer « b'soir » d'une voix pâteuse, et sentir la présence chaleureuse d'un homme à côté de moi dans le lit, inhaler le parfum familier de l'adoucissant sur son pyjama, savoir qu'une semaine sur deux j'aurais des rapports sexuels sans surprise. Certes, si j'avais quitté Bob pour épouser Nelson, à l'heure qu'il est lui et moi serions au lit, en pleine extase post-coït, en train de discuter de l'affaire Courtney Logan et… stop !
Les années passant, j'avais appris à me fliquer sans pitié, m'interdisant de franchir la ligne de démarcation qui sépare les souvenirs attendris ou lascifs et les fantasmes douloureux : Que fait Nelson en ce moment ? Est-il heureux ? Serait-ce si grave de l'appeler et de lui sortir de but en blanc, Figure-toi que j'ai pensé à toi l'autre jour et que je me suis dit… Stop !
Une heure plus tard je sombrais enfin dans le sommeil.
Le lendemain matin, décidée à mener l'enquête, j'allai m'accroupir au bout de l'allée en faisant mine de m'apitoyer sur le sort d'un genévrier nain et d'un jeune if rachitique. En réalité, je cherchais désespérément une piste à suivre, et savais que Chic Cheryl, ma voisine, n'allait pas tarder à rentrer après avoir déposé son mari au train de huit heures onze. Comme prévu, son monospace Mercedes, suffisamment vaste pour accueillir un bataillon de Schutzstaffel, ne tarda pas à rugir à l'autre bout de la rue. Chic Cheryl s'en revenait à la maison pour consacrer quelques instants privilégiés à TJ et Skip (ses enfants) et à Danny, Colleen et Bridget (ses épagneuls irlandais) avant de filer à nouveau sur les chapeaux de roue à son club de golf.
Les pneus émirent un grincement paniqué lorsqu'elle freina de toutes ses forces pour m'éviter.
— Juuu ! Beugla-t-elle avant d'ajouter dans un registre à peine plus modulé : comment allez-vous ?
— Très bien, répondis-je.
Elle hocha tristement la tête comme si elle en doutait. Je n'ai jamais su si Chic Cheryl me traitait avec condescendance parce que je n'avais pas de mari ou parce que je conduisais un véhicule tout-terrain de marque américaine. Toujours est-il que je me gardai bien de lui poser la moindre question sur les Logan, dans la mesure où, quelques mois auparavant (tout en me décrivant les caractéristiques de ses nouvelles tennis Nike Streak Vengeance), elle m'avait révélé la nouvelle stupéfiante : Courtney Logan s'était offert une cuisinière La Cornue avec mijoteur intégré.
— Cheryl, lançai-je, vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui aurait fait appel à StarBaby, la boîte de Courtney Logan…
— Pas moi, en tout cas ! Brailla-t-elle en hochant la tête si vigoureusement que chaque mèche violine du balayage qu'elle se faisait faire tous les deux mois à Manhattan scintilla au soleil.
Cheryl m'avait une fois patiemment expliqué que, de Madison Avenue Est jusqu'en France, il était impossible de trouver un coiffeur convenable.
— Franchement, vous ne trouvez pas que c'est le comble de la VUL-GA-RI-TÉ de faire filmer ses enfants par un professionnel ?
Je n'ai jamais su si Chic Cheryl parlait aussi fort parce qu'elle considérait que c'était du dernier chic, ou parce qu'elle croyait qu'à cinquante-quatre ans j'étais sourde comme un pot.
— Non mais, vous vous rendez compte ? Un générique avec StarBaby Production écrit en gros ? Je rêve ! On est à Long Island ou quoi ?
— Certes. Mais vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui s'est adressé à… ?
Et c'est ainsi que le lendemain je rendis visite à Jill Badinowski.
La maison des Badinowski était ce que les magazines de décoration – qui présentent des baraques de couples suffisamment riches pour pouvoir faire chambre à part –auraient qualifié de « petite merveille ».
Jadis maison des gardiens d'un manoir du XIXe siècle érigé par quelque filou notoire, la villa normande se dressait à l'ombre d'arbres bicentenaires à environ cinquante mètres de la frontière délimitant le quartier chic de Shorehaven (entendez par là ce qui se fait de plus cher) et celui du vulgum pecus.
Le speech que j'avais préparé afin d'expliquer pourquoi je m'intéressais à Star Baby et Courtney Logan aurait suffi à convaincre n'importe quel individu peu enclin à l'analyse, mais à peine eus je dis « bibliothèque municipale de Shorehaven » que Jill Badinowski m'accueillit à bras ouverts sans me laisser ajouter un mot de plus.
Jill avait une trentaine d'années, mais sa face criblée de taches de rousseur, ses yeux très espacés et ses kilos en trop lui conféraient une allure de gros bébé niais tel qu'on les représente dans les dessins animés et sur les cartes postales. Lorsque je lui dis que je cherchais à m'informer sur StarBaby et Courtney, elle m'invita à m'asseoir dans sa cuisine autour d'une grande table de ferme à l'aspect patiné. Après quoi elle entreprit non sans mal de moudre du café malgré les hurlements d'un bambin joufflu qui s'agrippait à sa jambe en réclamant : « Des chips ! Des chips ! », tandis qu'elle lui répondait inlassablement :
« Non, non, plus de chips. » Personnellement, je n'aurais pas hésité longtemps à lui refiler un paquet entier de chips grand format pour mettre fin à ce concert exaspérant de jérémiades et de hoquets hystériques. Mais Jill appartenait à cette race de mères placides qui, bien que compatissantes, demeurent imperturbables face à un déploiement de hurlements et de sanglots, voire de convulsions.
— C'est parce que vous étiez amie avec Courtney que vous avez décidé de faire appel à StarBaby ? Criai-je pour me faire entendre malgré le raffut.
Jill répondit par un long ricanement monosyllabique qui voulait dire « vous plaisantez ? ».
— Vous imaginez Courtney Logan sympathisant avec une fille comme moi ? Me cria-t-elle en retour. Notez, je ne veux pas dire qu'elle n'était pas gentille.
Entre-temps le bambin (une fille aux cheveux courts ? ou un garçon aux cheveux longs ?) s'était calmé. J'en profitai pour demander :
— Pourquoi pas ?
— Ecoutez, dit Jill d'une voix traînante, il n'y a à ma connaissance que deux sortes de mères de famille. Les femmes comme moi, qui ne peuvent pas envisager la vie autrement qu'à la maison, auprès de leurs enfants. Et les autres, les cadres dynamiques, les journalistes ou les génies de la finance comme Courtney.
Prudemment, comme si la machine menaçait de recracher le café qu’elle cherchait à lui faire ingurgiter, Jill introduisit la mouture dans la cafetière.
— Leur devise est…
Elle émit un son mi-amusé, mi-sarcastique que l'on pourrait qualifier charitablement de ricanement.
— … « jamais assez ». Et si leur mari gagne bien sa vie, alors c'est « acheter, acheter, acheter » lorsqu'elles deviennent mères de famille à plein temps. Enfin, si l'on peut dire. Chez ces gens-là, c'est nurses, baby-sitters, filles au pair et compagnie. Non, croyez-moi, si on leur laissait le choix, ces deux types de femmes ne se rencontreraient jamais.
— Mais ce sont avant tout des mères de famille.
— Possible, dit-elle en ralentissant encore son débit. Etait-elle passée en mode méditatif ? Toujours est –il qu'on aurait pu piquer un roupillon entre chacun de ses mots.
— Mais mettre un enfant au monde et rester à la maison ne signifie pas pour autant… renoncer à ses ambitions.
J'émis un petit rire faussement complice et changeai promptement de sujet.
— Il y a longtemps que vous vivez à Long Island ?
— Pas très, m'informa Jill en remontant la ceinture élastique de son short jaune vif. Mais on adore le coin.
— Vous venez d'où ?
— Il y a environ mille ans nous avons quitté Indiana– polis. Pète, mon mari, est chez Delta. Les adhésifs –pas les lignes aériennes ni les robinets, précisa-t-elle. On a déjà déménagé sept fois, résuma-t-elle, visiblement lasse de donner toujours les mêmes explications. Houston, Pittsburgh, Chicago…
La ville suivante devait avoir été particulièrement abominable ou fastidieuse car elle sortit sous la forme d'un soupir.
— C'est ce qui m'a incitée à faire appel à StarBaby. Luke, le p'tit bonhomme que vous voyez là, dit-elle en montrant du menton le moutard dont les cris avaient fait place à des geignements puis à de vagues lamentations, avait cinq mois à l'époque. Impossible de mettre la main sur le caméscope. Il est probablement dans un des car tons qu'on n'a pas encore eu le temps de déballer depuis Denver. C'est là –bas que nous habitions avant Long Island.
— Comment avez-vous eu connaissance de l'existence de StarBaby ?
Jill se retourna pour remplir le réservoir d'eau de la machine à café. Même de dos elle avait l'allure d'un personnage de BD, à condition toutefois d'ignorer les varices.
— Une toute petite seconde, murmura-t-elle, visible ment perplexe quant au bouton sur lequel elle devait appuyer pour mettre en route le percolateur, un machin rutilant muni d'une telle quantité de boutons, valves et robinets qu'il semblait capable de jouer l'hymne national italien. Il est tout neuf, m’informa-t-elle, ce qui était manifestement le cas de tout ce que contenait la maison, y compris le papier peint. Ah, oui, StarBaby. J'ai vu une annonce dans un journal gratuit. Mon mari, Pète, et moi en avons discuté. Puis j'ai appelé.
Malheureusement, la saga de Jill Badinowski depuis Delta Adhésifs jusqu'à ses contacts avec StarBaby émergeait avec une lenteur désespérante. Etait-ce parce qu'elle était native du Midwest (contrairement aux New-Yorkais qui vous bombardent frénétiquement de traits d'esprit tous plus brillants les uns que les autres) ou parce qu'elle se sentait très seule et qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible avec elle ? Toujours est-il que mon envie de lui crier : « Accouche ! » augmentait proportionnellement à la lenteur de son discours.
— Le lendemain elle arrivait. Je veux parler de Courtney Logan, poursuivit Jill.
Puis elle frissonna, en songeant au meurtre, à moins que ce ne fût à cause de l'air conditionné injustifié en cette radieuse matinée de mai. Son débardeur sans manches rayé jaune et blanc assorti à son short laissait voir ses bras rosés et dodu s couverts de chair de poule.
— Vous écrivez un article pour la bibliothèque ?
— Non, je suis historienne. J'aimerais recueillir une sorte de témoignage oral.
Elle hocha la tête, visiblement impressionnée.
— Mais avant de m'attaquer à l'aspect historique, expliquai-je, j'aimerais avoir une vue globale de la vie de Courtney. Quand j’ai demandé à Cheryl, ma voisine, si elle connaissait quelqu'un qui avait fait appel à StarBaby, elle m'a parlé de vous.
— TJ, la fille de Cheryl, est dans la même classe que ma petite Emily. CP.
Un sourire attendri illumina brièvement son visage tandis qu'elle caressait machinalement la tête de Luke.
— Vous avez deux enfants ? Demandai-je, sentant qu'elle attendait que je lui pose la question.
— Non, nous avons également deux jumeaux de neuf ans. Michael et Matthew. Oh, mais au fait, ils sont tous sur la cassette vidéo ! La cassette de StarBaby. Ça vous dirait de la voir ?
Elle semblait tellement impatiente de me la montrer que je hochai la tête malgré moi, ne serait-ce que pour lui prouver que les habitants de Long Island étaient de braves gens.
Je pris place dans un canapé en cuir flambant neuf, dans une salle de télévision entièrement lambrissée, qui avait dû jadis abriter une bibliothèque. Sur les rayonnages, conçus à l'origine pour recevoir des centaines de livres, s'étalaient aujourd'hui des photos de famille, des trophées sportifs et des plantes artificielles ; lierre et glycine synthétiques couraient le long des étagères, masquant les best-sellers et les guides diététiques et parentaux qui constituaient la bibliothèque familiale. Ensemble, Jill et moi regardâmes soixante minutes de Luke et sa famille.
Même pour quelqu'un, comme moi, qui ne connaissais rien à la technique cinématographique, il était évident que le film qui passait sur l'écran géant de télévision était l'œuvre d'un professionnel. De là à dire que la cassette valait effectivement les trois mille dollars que Jill disait avoir payé, c'était une autre histoire. Toujours est-il que le générique d'ouverture en jetait : une étoile à cinq branches en forme de berceau se balançait, suspendue à un fil en forme de pellicule cinématographique. Puis le mot « StarBaby » apparaissait en lettres aux contours rebondis rosé et bleue et l'étoile se dissolvait dans le sourire sans dents de bébé Luke Badinowski et la vidéo démarrait.
Rares étaient les scènes du genre bébé faisant au revoir de la main, ou bébé caressant avec méfiance le cabri de la ferme miniature, sans parler de l'affreux clebs se faisant les dents sur le joujou tout neuf de bébé. Ici, on nous présentait Luke et sa famille se promenant sur la plage et suivant les déambulations d'un crabe, suçant des volutes de crème glacée et observant les bateaux quittant la rade, se rendant chez le pédiatre pour une visite de routine, explorant une à une les pièces de la maison. Apparemment les sept déménagements des Badinowski leur avaient rapporté gros, car les meubles, tapis et rideaux de chaque pièce étaient non seulement flambant neufs mais de qualité supérieure.
— C'est Courtney qui a réalisé le film ? Demandai-je.
Jill me décocha un regard outré. Comment osais-je prendre la parole au beau milieu du film, et détourner momentanément son attention de l'écran ? Elle secoua la tête. Il était évident qu'elle voulait regarder la cassette jusqu'au bout, et tout aussi évident qu'elle espérait que j'apprécierais autant qu’elle le fascinant spectacle familial. Sept déménagements, songeai-je. A force de devoir quitter ses amis, il doit arriver un moment où on renonce à s'en faire. Résultat, on en est réduit à inviter une parfaite étrangère à visionner avec soi les cassettes familiales.
Je me concentrai à nouveau sur le spectacle de Luke levant les yeux sur un livre d'images, arrachant une carotte du potager familial, apprenant à shooter dans un ballon de foot avec ses deux frères ou à escalader l'échelle d'un toboggan en compagnie de sa sœur. Regarder ne fut pas un grand sacrifice. Les Badinowski avaient l'air de braves gens – même si, avec sa coupe en brosse, Pète de Delta Adhésifs ressemblait à un para ayant un M-16 dans le c…
Le réalisateur de StarBaby n'avait pas seulement signé là un film professionnel, il avait produit un film intelligent. D'un bout à l'autre, quelqu'un qui se trouvait hors champ avait dû poser des questions spécifiques aux protagonistes, car tous –depuis le pédiatre jusqu'au facteur en passant par Pète le marine –parlaient avec affection de Luke, et parfois même avec pertinence. Ici point de commentaires débiles du style : « Euh… salut ! C'est moi, je suis venu faire un petit coucou au… euh… grand garçon pour… euh… son anniversaire. »
Une fois le film terminé je me répandis en compliments sur Luke qui, assis par terre, était occupé à démantibuler un camion en plastique. Puis je demandai à Jill :
— Vous avez passé beaucoup de temps avec Courtney ?
— Pas mal. Elle est venue ici avec une cassette de démonstration et m'a demandé ce que je voulais exactement. Nous avons dû passer pas loin d'une heure ensemble.
— C'était quel genre de femme ?
— Pas facile à décrire. Nous sommes, nous étions, à peu près du même âge, elle et moi. Mais elle me donnait l'impression d'être beaucoup plus âgée, dit Jill en tirant sur le fil défait de l'ourlet de son short qui se mit à godailler lamentablement. Elle était très chic. Pantalon et chemisier blancs. Probablement en soie. Montre en or, mais sinon aucun bijou à part son alliance et sa bague de fiançailles. Bref, le genre… tirée à quatre épingles. Pas comme les filles qu'on voit dans Vogue. Très sobre, comme les gens de la côte Est, si vous voyez ce que je veux dire. Et puis tellement sûre d'elle que je n'ai pas osé dire non quand elle m'a présenté le contrat.
— En tout cas, le film est une réussite. Jill me décocha un sourire radieux.
— Je trouve aussi.
— Quand vous dites sobre, vous voulez dire distante ?
Elle rougit et inclina la tête de côté pour réfléchir à ma question, ce qui me donna l'occasion de constater que, si on jouait à relier les taches de rousseur de sa joue gauche, on obtenait un bonhomme de neige avec un seul bras.
— Pas exactement, dit-elle au bout d'un moment. Elle était avenante. Je n'ai jamais eu l'impression qu'elle me prenait de haut ni rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'elle ne serait jamais devenue une amie pour moi. Disons qu'elle était aimable. Mais comme le sont les commerciaux. Je ne lui en ai pas voulu. Je savais qu'en tant que personne je ne l'intéressais pas, dit-elle en jetant un coup d'œil à Luke. C'est bien naturel, du reste. Même si Pète a été promu directeur de Delta, moi je suis toujours la même. Ma devise n'a jamais été « toujours plus, plus, plus ». En quoi une femme comme moi pourrait-elle l'intéresser ?
Voyant que je tardais à protester, Jill enchaîna :
— Remarquez, je n'ai rien à lui reprocher. Courtney était une femme de tête. Une femme d'affaires. Elle n'était pas venue ici pour se faire une amie.
— Mais StarBaby avait à voir avec les enfants, suggérai-je. Un créneau plutôt amical et sympathique, non ?
— Amical et sympathique, c'est ce qui se vend de nos jours, glapit Jill, si brusquement que j'en restai bouche bée tandis qu'elle se penchait vers Luke pour lui ôter des mains les morceaux de camion rouge et jaune qu'il avait commencé à jeter sur l'écran de télévision à présent éteint. C'est pour cela que Courtney Logan est venue ici. Pour me vendre quelque chose. Pour faire du profit sur un produit. Les bébés. Mais elle aurait pu tout aussi bien me vendre des moules à tarte, ou du gaz toxique, ajouta-t-elle avec son accent affable du Midwest.
Plus tard, lorsque je me plongeai dans la lecture d'un article révisionniste sur l’administration Hopkins, puis lorsque je sortis repiquer ma laitue dans le jardin, le gaz toxique de Jill s'immisça dans mes pensées et continua de me hanter jusque dans les allées du supermarché, tandis que je scrutais la recette des « côtelettes à la française » d’une boîte de tofii tout en sachant pertinemment qu'elles ne seraient jamais aussi délicieuses que la réclame le laissait supposer. Partout ailleurs à Shorehaven, deux épithètes revenaient au sujet de Courtney « intelligente » et « charmante ». Absolument, sincèrement, profondément charmante. Jill était la première à prétendre le contraire. Pas besoin de faire parler les feuilles du thé à la vanille et aux amandes qui se trouvait dans mon chariot pour déceler le ressentiment qui se cachait derrière le « gaz toxique ».
Il était presque sept heures quand je posai mon sac de provisions à l'arrière de ma jeep. J'avais passé un temps infini à comparer les divers gâteaux surgelés et les essuie-tout, une habitude que j'avais prise depuis que je vivais seule, repoussant ainsi indéfiniment le moment de regagner ma maison vide. Tout en remontant Main Street avant de m'engager dans Beacon Road, je me demandai si la condescendance de Courtney à l'égard des femmes au foyer était réelle, ou si Jill avait mis le doigt, fût-ce inconsciemment, sur un travers que toutes les autres, choquées par le meurtre de Courtney, avaient préféré ne pas évoquer.
C'était une soirée délicieuse, imprégnée du parfum capiteux des pommiers, des cornouillers, des cerisiers en fleurs. Sauf que je n'avais que le gaz toxique en tête. Infiniment plus capiteux à mon goût. Car, me dis-je tout en activant la commande de la porte du garage, lorsqu'une femme charmante se fait assassiner, le mobile du crime est flou.
Question : Que vous a faite Courtney Logan ? Réponse : Rien. Elle était absolument charmante.
Alors que, avec une femme distante et calculatrice, une marchande de gaz toxique, j'avais quelque chose à me mettre sous la dent.
Après avoir rentré la jeep, je sortis de la voiture et ouvris le hayon en songeant : hum, laitue de Boston et champignons émincés, et comment trouver un moyen d'entrer en contact avec les anciens collègues de Courtney, ou ses amis proches, et…
— C'est vous Judith ? Eructa une voix bourrue depuis les profondeurs obscures de mon garage.